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Ça fait maintenant un mois que l’Ultra Trail Harricana a eu lieu. Je regarde les magnifiques photos et malgré leur beauté, elles traduisent si peu l’immense beauté dont j’ai été l’heureuse témoin. J’aimerais pouvoir décrire en trois dimensions afin de rendre justice à cette inoubliable journée. La mémoire est une faculté qui oublie, alors je me lance! Voici mon récit de cette folle aventure.

Une cause, un sens

Le plaisir a commencé des mois auparavant, dès l’inscription. Pour la première fois de ma vie, je lance une collecte de fonds. La cause de la sclérose en plaques me tient à coeur. Mes amis embarquent. J’ai les meilleurs amis au monde! Mon objectif est dépassé : plus de 1000$ à remettre à la Société canadienne de la sclérose en plaques. Cette course prend tout un sens.

Une embûche

Après des semaines d’entraînement, une roche met en péril ma participation : une entorse grade 2. Que c’est moche. Mais peu importe, je vais être du voyage. Ça fait des mois que je visualise ce moment. Serai-je de l’équipe de soutien pour les membres de mon club, le Ytri (triathlon YMCA du Parc), ou comme participante? Le médecin me prescrit un congé de course de six semaines avec reprise graduelle ensuite. La chiro experte en trail me dit que, puisqu’il n’y a pas de fracture, il n’y a pas de problème. C’est relatif, bien sûr, parce qu’elle prédit que ça va enfler et faire mal. Mais je PEUX prendre part à la course!

Un ami trouve les mots qu’il faut. Il me fait remarquer tout ce que j’ai fait pendant ce repos forcé, plutôt que ce que je n’ai pas fait. De l’autre côté, il y a aussi des amis qui me disent que ça ne vaut pas la peine. Comment leur expliquer les bienfaits à courir 125 km alors qu’un marathon leur apparait déjà surréel? Au final, c’est dans le regard de partenaires de course et de mes proches que je retrouve la confiance. Eux ne doutent pas un instant. De toute façon, sur une si longue distance, tout peut arriver. Alors c’est décidé! C’est en ayant couru six km et nager un km en trois semaines que je me présente sur la ligne de départ de l’UTHC. 

L’avant-course 

Vendredi, nous déposons nos bagages dans notre chalet. Il est 13h et nous allons nous coucher sous le regard surpris de la femme de ménage. Le réveil est fixé à 15h30, le souper à 16h, suivi de la cérémonie d’ouverture au mont Grand-Fonds. Premier privilège de taille pour une groupie comme moi : boire les paroles de Seb Chaigneau, président d’honneur et surtout un des premiers coureurs de trail professionnel français, vainqueur de courses mythiques.

On récupère notre dossard, on se regroupe sous l’arche pour une photo d’équipe, et pour finir, on passe à la tente noire, là où prend place un studio de photo éphémère. Le photographe Alexis Berg prend les portraits des coureurs du 125 km et il les reprendra tout de suite après leur arrivée. Je quitte le studio en espérant de tout cœur de le revoir à la ligne d’arrivée le lendemain.

Beatrice3Cette fois-ci, le réveil est fixé à 22h15. Pour une fille qui baille aux corneilles dès 21h00, c’est un choc. L’autobus qui nous amène au départ quitte à minuit.

Tout le monde s’affaire dans le chalet, il ne faut rien oublier. La nuit est étoilée comme un ciel d’été. Il fait doux, la température est idéale. Il va faire chaud dans la journée!

On croise des amis avant le départ. Oliver fait jouer le thème musical de Batman, un bon ver d’oreille pour les heures à venir. 

Mon plan est simple : un ravito à la fois. Il y en a huit, donc c’est comme huit courses. Je m’arrête quand je veux. L’abandon est une option comme une autre. Je veux aller le plus loin possible, profiter du moment et de la nature, et vivre une nouvelle expérience. Humilité et simplicité sont mes devises. Pas de Garmin, pas de pace; je ne veux pas savoir où j’en suis. Il n’y aura que moi et le sentier.

 

C’est parti les défis!

Le départ est donné. Il y a 20 km de plat avant d’atteindre le premier ravito et la première ascension. Je retarde le moment d’allumer ma lampe frontale. J’ai calculé un temps de course entre 20 et 21 heures, alors il faut ménager les piles!

Dès le début, ma cheville me fait mal. Je sors rapidement mes bâtons pour la soulager en prenant appui. Ce n’est pas agréable du tout. Les idées négatives embarquent rapidement, ça va être vraiment long… Le physio m’a enveloppé la cheville comme une rosette de Lyon, si bien que je sens une belle ampoule arriver à grand pas. J’ai parcouru à peine 10 km.
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Les coureurs jasent entre eux. Je fais la connaissance de Bertrand. Son accent m’indique que nous sommes du même coin de pays. On échange un moment puis nous
nous perdons de vue.

Ravito #1: je me trouve un coin tranquille au coin du feu de camp pour me déchausser, taper mon tendon et ainsi soulager le frottement. Je me félicite d’avoir pris tout mon stock sur moi, j’ai une bonne pharmacie pour les « en-cas ». Mon côté maman ressort et c’est pour ça que j’ai aussi les mots d’encouragements de mes filles à l’abri de toutes les intempéries dans un sac, à sortir en cas d’urgence.

Caféine et endorphine

Encore assez en forme pour continuer, je repars d’un petit pas, bâtons en mains, la plus grosse montée est devant moi, le mont des Morios. J’alterne entre la marche et la course, puis je marche d’un pas rapide. Un gros mal de tête s’installe, à tel point que j’en ai mal au cœur. Point positif : j’en oublie ma cheville. J’identifie rapidement la cause de ce mal de tête carabiné : je n’ai pas eu ma dose de caféine. J’aurais dû boire un café avant le départ, erreur. Par chance, je traîne un gel avec caféine que j’avale d’un coup sec. L’effet est instantané. L’endorphine fait déjà effet, je ne sens plus la douleur dans ma cheville et elle ne réapparaîtra jamais d’ici la fin.

Alors que nous grimpons encore, les trois premiers coureurs nous croisent en dévalant à toute allure, David, Florent et puis Luis. Ils sont spectaculaires ! Le spectacle au sommet du Mont Morios est lui aussi majestueux. L’intensité et la beauté du lever de soleil me tirent quelques larmes. 

Je ne parviens pas à courir très vite en descendant, les sentiers sont techniques. Je rejoins un couple qui court ensemble. Je pense à mon ami Fred. Je l’imagine déjà très loin devant et j’espère que tout va bien pour lui. Il finira 4e. Notre trio s’arrête, inquiet d’être sur le bon chemin ou non. Trois coureurs nous rejoignent et nous confirment que oui. Les mots de Seb Chaigneau résonnent: « faites votre course, ne suivez personne et surtout pas le coureur devant vous ». On apprend vite. Je reprend MA course.  

Ravito #2 : les bénévoles nous accueillent comme des rois, nous aidant à remplir nos sacs d’hydratation et autres. Le peloton de tête a 20 minutes de retard sur le temps prévu. Est-ce que les cut off vont changer? Je grignote et je pense à ma troisième course que j’entame. Il me reste…non ! Une à la fois! Me concentrer sur ma respiration, rétrécir le champ de mes pensées à ma bouche et mon nez, apprécier chaque pas comme un cadeau. 

Les kilomètres filent. Quel pied d’être dans la nature, je lévite!

Avec moi-même, avec les autres

Première fois que je foule de l’asphalte depuis longtemps, il fait chaud! Me voilà à la mi-parcours.

Ravito #4 : mon drop bag m’attend. On y est accueilli encore une fois par des bénévoles dévoués. J’offre une mention spéciale à François qui m’aide. Je n’ai jamais été aussi contente de changer de chaussettes. Ma peau est flétrie comme une poire oubliée sur le comptoir! Je fais quelques changements à mon habillement et je charge mes poches de gels et autres gâteaux de riz maison. Je profite d’une boîte bleue : le luxe d’aller aux toilettes. Ça me rassure, je dois être bien hydratée. Je ne veux pas m’attarder trop longtemps, je veux profiter le plus possible de la clarté pour avancer. 

Les mots d’encouragements écrits par les filles en poche, je reprends ma route. Un an auparavant, c’était le point de départ de mon 65 km. Je reconnais vaguement le sentier, il est très différent en plein jour. Le paysage est exceptionnel. On longe la rivière, le chemin est large pour finir en single track. Cette cinquième course est la plus longue : plus de 20 km. Mon rythme ralentit aussi vite que mon niveau d’énergie. Le sentier est très accidenté, les passages dans la boue m’épuisent. Depuis la sortie du dernier ravito, il se forme un accordéon de coureurs. Chacun notre tour, nous frappons des moments de fatigue qui nous forcent à ralentir. On se dépasse puis on se fait dépasser. 

Je retrouve un coureur sur le bord de l’eau. La fatigue fait tomber quelques filtres de bienséance. Il m’accueille en disant « je pensais pas me faire rattraper par une fille! » Il me fait part de ses coups durs, me conseille de ne pas courir sur cette portion, et repart… au pas de course quelques mètres plus loin! C’est interminable. Je rêve de sentiers plats et secs. Je croise un autre coureur assis sur une énorme roche. Quelle bonne idée. Je l’imite et partage le caillou quelques instants. Quand je tente de me lever, mon interrupteur intérieur refuse de repartir. Le système nerveux est à off. Je regarde l’heure et m’accorde 10 minutes de pause. J’ôte ma ceinture et mes bâtons, et m’écrase littéralement sur place. Dix minutes de pur bonheur, les yeux vers le ciel. Si quelqu’un arrive, il me croira morte. Quel pied d’être à terre ! Il fait chaud c’est merveilleux. 

À deux, c’est mieux

Ravito#5 : cela fait un bout que je suis deux jeunes coureurs, Guy et Vincent. Ils sont visiblement des amis et ils partagent cette aventure. Quelle idée géniale. Ça me donne des idées. Je connais une coureuse qui ne serait pas difficile à convaincre…

Ravito #6 : Épervier. Les bénévoles m’accueillent chaleureusement par mon prénom. Guy et Vincent ont quitté depuis peu. Ils ont prévenus les bénévoles de mon arrivée. Je les envie de partager la route ensemble. Ça fait un bout que mes pieds trempent dans l’humidité, des plis se sont formés sous la plante, je sens les ampoules arriver. Je prends le temps de me soigner. Une bénévole me propose de demander aux médics de m’aider. Je décline gentiment, j’ai de quoi monter une ambulance de brousse dans mon sac. J’enveloppe ma peau de poulet plantaire et je m’apprête à repartir, quand Bertrand arrive au ravito. On repart tous les deux, je suis heureuse d’avoir un compagnon. Une belle montée de trois km nous attend, puis une descente avant d’atteindre le prochain ravito. Bertrand sent la fatigue arriver. Il prend les devants en accélérant pour se coucher quelques minutes au prochain ravito. La nuit est tombée de nouveau.

Ravito #7 : Split BMR. Deux bénévoles arrivent vers moi pour me conduire à la table. Je n’ai pas faim, plus rien ne rentre. Je demande où est Bertrand. Je le rejoins et m’écroule. Chacun allongé sur le bord du sentier, on éteint nos frontales. « Tu veux deux minutes? » « J’en prends cinq, s’il te plait. »  

L’homme (et la femme) qui a vu l’ours

L’alarme sonne, les cinq minutes sont écoulées, on repart. Il fait noir. Habitant en ville, j’avais oublié que la nuit pouvait être aussi noire en montagne. On entame la dernière ascension : « la montagne noire ». L’année passée, je l’avais montée d’un bon pas. Cette année, je la trouve bien plus difficile. Chacun prend un relais. Bertrand est devant, puis il s’arrête net. « Il y a un ours! Qu’est ce qu’on fait? » Il est assis dans le sentier. Il n’est pas très gros c’est sûrement un petit. Où est maman? C’est avec ces belles paroles qu’on improvise une magnifique chanson. C’est surréel. Bercé par notre mélodie, il ne bouge pas. On  se met à souffler comme des fous dans nos sifflets, je sors ma bombe de poivre couleur rose fillette qui éloignerait à peine un chihuahua. Il se décide à bouger et s’enfuit, on avance à pas de tortue, on a chacun enclenché la fonction boost de notre frontale. J’ai appris très rapidement l’intérêt de cette fonction qui équivaut à un bouton panique! On avance et j’ai une méchante frousse de croiser, dans mon faisceau lumineux, deux boules blanches qui s’apparenteraient aux yeux d’une mère fâchée. Je m’y connais en mère fâchée, protectrice!

Ça va me prendre au moins 20 minutes avant que mon rythme cardiaque ne reprenne un semblant de normal. La fonction boost gruge beaucoup d’énergie, nos frontales tombent en rade une après l’autre. Je connais maintenant la différence encore lithium et alcalin. Prochain ultra, je me paie une batterie de rechange au lithium. 

Beatrice2Bientôt la fin

Dernier ravito : #8! On y retrouve quelques visages connus. Il nous reste une descente de huit km, c’est reparti. Bertrand accélère. Je lui souhaite bonne course. Nos chemins se séparent maintenant, je regarde s’éloigner la lueur de sa frontale avec un petit pincement. Ma vigilance augmente d’un cran, il ne faut pas se perdre. Des bouteilles d’eau ont été transformées en lampions et sont accrochées aux arbres. Ils ont pensé à tout, quelle organisation! 

Je pars dans mes pensées. J’imagine Fred et les autres autour d’une bonne bière! Ce sont ces moments magiques que j’apprécie dans le trail. Seule dans la nature au rythme de petits pas, je plane… Je sens derrière moi la lueur d’une frontale, certainement un des coureurs croisés au dernier ravito qui me rejoint.

Les pas se rapprochent, deux coureurs, ils jasent. « Salut, on vient finir avec toi! » Quoi? Ce sont les fermeurs. Ils m’annoncent que personne n’est reparti du dernier ravito. Je suis partagée entre le sentiment de tristesse pour ceux qui ont abandonné si près du but et la joie de profiter de deux frontales supplémentaires! J’alterne marche et course, les panneaux défilent : 4 km, 3 km… En liaison radio, on annonce mon arrivée. Il me reste 800 m, je remercie les fermeurs de peur de l’oublier une fois arrivée. Je prends le temps nécessaire pour les remercier de tout cœur, j’ai hâte et pas hâte à la fois que tout cela s’arrête. Je profite des derniers pas comme j’ai profité intensément de cette journée.

Beaucoup d’émotions se bousculent, j’entends la musique, puis je vois au loin les lumières. Quelques cris de loups! Sébastien vient à ma rencontre pour finir ensemble les quelques mètres, c’est un feu d’artifice intérieur! Fred et mes amis du Ytri sont là, le visage et le cœur marqués de cette incroyable aventure. 

Il est un peu plus de deux heures du matin quand on débouche la bouteille de champagne !

Merci à toute l’organisation et aux bénévoles si dévoués. Il y a quelque chose de particulier dans Charlevoix. Il y a la présence du fleuve et la beauté de la nature bien-sûr, mais il y a surtout la présence de ses habitants. Charlevoix, là où  l’expression « tricoté serré » prend tout son sens.