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Cet archaïque minibus qui me secoue de tous côtés menace à tout instant de tomber en morceaux. Mes vêtements me collent au corps, mélange de terre et sueur accumulées sur plusieurs jours. Je voyage seule vers un parc isolé, en quête de « liberté ». Sans trop vouloir y penser. Je laisse derrière un pan de vie qui, quoi qu’il se soi terminé, ne veut toujours pas me quitter.

Devant moi, un couple de gens âgés. Dans les 90 ans. Ou peut-être bien 50 aussi, les gens vieillissent vite dans ces régions, ils s’assèchent comme la terre. Entre brassages et nuages de poussière, nous tentons de causer. Ils me racontent leur aventure annuelle, précisément ce périple de 20km pour aller visiter leur fille au village voisin. Vingt kilos énormes pour eux et qui paraissent, en effet, pas mal plus longs à travers la Pampa, où les chemins sont en terre crevassée et les transports lents et chaotiques. La Pampa, c’est un énorme désert du centre de l’Argentine, vaste plaine entre la côte atlantique et la cordillère, la partie méconnue de la Patagonie, de ces déserts propres aux Amériques, sans dunes de sable, seulement d’énormes terres plates et poussiéreuses constamment assaillies par les vents. Ce couple me dévisage entre bribes de conversation. Je leur souris. J’ai beau parler espagnol « avec un accent de la ville », mes vêtements me nomment gringa. Mais ici, dans l’Argentine profonde, ils ne savent même pas ce que c’est qu’une gringa.

D’où venez-vous? me demande finalement la vieille dame.

Je n’aime pas cette question, habituellement. La réponse est trop longue. Je n’ai jamais été dans un endroit, même pas là où je suis née, où on ne me la pose pas. Ça me fatigue. Je viens du Canada, réponds-je quand même. Inutile, ici, d’essayer de parler du Québec. De Paraná? me dit la dame en s’inclinant vers moi, mentionnant un état au nord du pays. Non, Ca-na-da…elle me regarde, sans comprendre. Vous connaissez l’Amérique du Nord? (Pour beaucoup d’argentins, cela veut dire les Etats-Unis seulement) Quelques secondes où je la vois essayer de « voir », justement. Oui, oui, elle a entendu parler, elle croit….mais ils ne parlent pas une autre langue, là-bas? Oui, une autre langue. Et puis, le Canada, c’est encore plus loin. Et il y a encore une autre langue. Sa bouche s’ouvre lentement, reste béante, celle de son mari aussi, leur stupéfaction est totale. Comment peut-il y exister un endroit si loin? Le Canada est pour eux aussi inimaginable que l’infini.

Après un long silence, elle finit par balbutier, mais, … quel genre de Pampa y a-t-il, là-bas? À mon tour de ne pouvoir m’imaginer sa réalité. Je pense aux réponses que je pourrais donner et les écarte. Cette femme, qui n’a jamais été à plus de 20km d’où elle est née, n’a jamais vu de forêt. Ni un arbre auquel on ne donnerait pas le nom d’arbuste, au Québec. Ne connaît pas de lacs, de rivières. De montagnes. Ne sait pas ce que c’est qu’un ours. C’est une pampa froide, que je lui dis enfin, sentant bien que c’est une comparaison boiteuse.

Et c’est à ce moment précis que je la sens m’envahir, cette liberté. Celle de se savoir coupée de tout lien. Personne que tu connais ne sait où tu es. Personne où tu es ne te connaît. Ni – et c’est ça, la liberté- ne réussit à se former d’idées par rapport à qui tu es et te les faire coller dessus. Car tu viens d’un non-endroit, d’une réalité qui, pour ces gens, n’existe pas. À ce moment-là, j’étais libre. Mon passé m’a quitté. C’est cela que je recherchais, je me suis sentie ivre des possibilités de renouveau que cela m’accordait.

Quelques 140km chaotiques plus loin, je me retrouve enfin dans un parc national dans un coin encore plus perdu où je suis la seule touriste. En parcourant les sentiers de Lihue Calel, je me réinvente. Je peux renaitre. J’espère ne jamais oublier cette sensation d’infinies possibilités. Mais au cas où, au cas où la vie chaotique dans laquelle on se laisse embarquer parfois menace de me faire oublier cette chose à laquelle je tiens, les espadrilles ne sont jamais loin.

CARMEN-GLORIA FIGUEROA SOTELO

Carmen est une généraliste, aussi amoureuse du trail que du trek, de la plongée sous-marine que de la course sur route, de l’escalade et de la lecture. Elle travaille dans le domaine de l’interprétariat de conférence, et vit à Montréal.

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